[par Francesco Tortorella] traduit de l’italien
« Quand tout le monde pense la même chose, personne ne pense beaucoup » [Walter Lippmann]
Ce que j’attends du journalisme, c’est qu’il nous aide à penser, à comprendre.
Je ne m’attends pas à des réponses du journalisme. Nous sommes tous assez intelligents pour trouver les réponses nous-mêmes, lorsque quelqu’un aide à nous poser les bonnes questions et nous fournit des données observées dans la réalité.
Les questions sont plus importantes que les réponses : c’est la base de la philosophie, la base de l’apprentissage, de la pédagogie et du développement.
Ce que fait le journalisme de masse, de ce point de vue avec la Syrie, est un travail peu utile à faire comprendre, contre-productif par rapport à notre capacité de penser.
Le journalisme de masse, en fait – sous la contrainte de systèmes éditoriaux censeurs et politiquement corrects – nous donne des réponses préemballées au sujet des responsabilités à l’égard de la souffrance de la population syrienne. Il nous dit que les syriens souffrent de par la responsabilité de leur président Assad et de ses alliés russes et iraniens.
En février 2020, est également sorti dans les salles italiennes un documentaire nominé aux Oscars, intitulé « Pour Sama, journal d’une mère syrienne ». Un document extraordinaire, filmé en direct pendant quelques mois de guerre à Alep, qui fait cette même démarche : répondre que la souffrance des Syriens est la faute d’Assad, sans se poser de questions, sans nous aider à comprendre.
Est-ce l’information dont nous avons besoin? Une (seule) réponse, sans aucune question ?
Il y a une guerre en cours : d’une part, le régime dictatorial syrien et les alliés russes et iraniens.
Et de l’autre côté ? Quelqu’un le sait-il ? Quelqu’un se l’est-il demandé ? Quelqu’un nous aide-t-il à le comprendre ?
Assad, lui, a un visage, désormais nous le connaissons tous, et chacun de nous serait en mesure de l’identifier. Par conséquent, l’une des deux parties en conflit est clairement reconnaissable, en fait, elle a même un nom et un prénom, Bachar Al Assad : cette identification est en soi journalistiquement naïve et intellectuellement malhonnête, car qui connaît la politique sait bien qu’un chef d’État ne décide pas tout, ni ne peut tout décider, il ne gouverne pas tout, ni ne le peut.
Par contre, quant à ceux de la deuxième partie au conflit, on ne sait pas encore qui ils sont : on les a appelés « les terroristes », puis ISIS, puis Daech … Seules quelques revues scientifiques en la matière – voir Limes – ont mentionné les acronymes innombrables des groupes armés, des mafias et des gangs criminels impliqués dans le conflit contre le régime et la population de Syrie, indépendants les uns des autres, mais dépendants de qui les a payés. Et peu de sources spécialisées ont tenté de ressortir qui a payé cette seconde faction pendant la guerre, à savoir qui en sont les mandants. Mais le grand public n’a trouvé nulle part des éléments l’amenant à se poser des questions et chercher des réponses à ce sujet. Par conséquent, la deuxième partie en cause n’est pas clairement reconnaissable.
Alors : quelle logique journalistique y a-t-il à écrire des sentences de condamnation contre l’unique partie clairement identifiable ? Et ne pas, au moins, à se demander qui est l’autre partie ?
« Si, l’avenir de la Syrie, vous le faites décider par celui qui devrait être derrière les barreaux, il n’y a pas beaucoup d’espoir »…Je suis surpris de lire une telle réponse, sans que soient posées de questions, jusque dans les pages de Vita Non Profit (note du traducteur : revue mensuelle italienne, dédiée au développement durable et aux questions hors-profit en général), qui est pourtant toujours attentive à essayer de comprendre. (http://www.vita.it/it/interview/2020/03/04/siriani-prima-uccisi-e-poi-cancellati-da-ogni-narrazione/306/ ). Entre autres choses, Vita dit dans cet article que les journalistes indépendants ne peuvent pas entrer en Syrie. Ce n’est pas vrai, et je l’ai constaté en personne. Voir à ce sujet « Siria. Una guerra contra i civili », le livre de Michele Zanzucchi (journaliste indépendant) et Massimo Toschi – de la revue Città Nuova -, écrit après un voyage en Syrie, mi-2018, autorisé par les autorités du pays. (Note du traducteur : ce livre est préfacé par Romano Prodi, ancien ministre italien et président de la Commission Européenne, de 1999 à 2004.)
Mais, même en admettant que les services secrets syriens contrôlent l’activité des journalistes étrangers, est-ce en vérité si étrange ? Après qu’en 2011 les services secrets de la moitié du monde aient financé les journalistes pour diffuser les vérités partiales qu’ils souhaitaient, en vue du renversement du régime en Syrie, pouvons-nous vraiment trouver si étrange qu’aujourd’hui le régime veuille contrôler l’activité des journalistes ?
L’une des choses importantes que j’ai apprises de mon père consiste – face à un fait que je ne comprends pas – à se demander « qui en profite ? ».
Essayons donc : à qui profite de faire circuler l’idée que la souffrance des syriens soit entièrement de la faute d’Assad ?
Après neuf ans de travail en soutien de la population syrienne et de deux voyages dans les principales villes de Syrie, après avoir parlé personnellement avec des centaines de Syriens, après avoir observé de mes propres yeux, lu et étudié, j’essaierai de me poser quelques questions, en m’attendant à une aide des journalistes, par leurs propres questions.
Quelqu’un s’est-il demandé quand la guerre a commencé ? Qui a commencé la guerre ? Le régime syrien a-t-il attaqué ? ou bien, la Syrie fut-elle attaquée ? Qui a attaqué la Syrie ?
En 2016, l’armée syrienne a assiégé Alep-Est pour en reprendre le contrôle – comme on le voit dans le documentaire cité plus haut – : qui sont-ils, ceux qui avaient pris le contrôle d’Alep avant que l’armée ne le récupère ? Et comment avaient-ils pris le contrôle de cette partie d’Alep ? Qui gouvernait Alep-Est lorsque l’armée l’a assiégée ? Et comment gouvernait-il ? Alep Est était-elle une république démocratique avant que l’armée ne la reprenne ?
Les policiers dont j’ai réussi à recueillir le témoignage me disent que, lors des premières manifestations pacifiques de la population en mars 2011, ils avaient reçu de leurs supérieurs l’ordre absolu de ne toucher en aucune façon aux manifestants et que cet ordre n’a été modifié que lorsque les manifestations sont devenues violentes avec l’infiltration de mercenaires étrangers. Il n’est pas difficile de l’imaginer, pour nous Italiens qui avons eu, chez nous à Gênes, le G8 en 2001.
Or, imaginant naturellement que cette histoire soit la version d’une partie de la police et non de tous, peut-être de la partie favorable au régime, est-il correct, professionnel et transparent de faire circuler dans les journaux du monde entier unique – et exclusivement la version selon laquelle, depuis le début, les forces de l’ordre syriennes ont réprimé les manifestations par les armes, en tuant leurs propres concitoyens descendus pacifiquement dans les rues?
Mais est-ce que ce sont nous, les Italiens – ceux de la Diaz de Gênes 2001 (note du traducteur : invasion violente par la police de l’école Diaz, où étaient logés des dizaines d’altermondialistes, lors du G8, en juillet 2001)– qui sommes légitimés à juger le travail des forces de l’ordre de tout autre pays?
Le documentaire « Pour Sama, journal d’une mère syrienne » montre une scène avec des dizaines de cadavres repêchés dans la rivière par des pompiers et des policiers dans le centre habité d’Alep, devant les caméras. La voix narratrice raconte qu’il s’agissait de cadavres de citoyens syriens massacrés par l’armée et jetés dans le fleuve. Quand j’ai vu la scène, je me suis demandé pourquoi l’armée, si elle avait commis ce crime, aurait jeté les cadavres dans une rivière qui passe au centre d’Alep et aurait permis aux caméras d’en filmer la scène du repêchage par la police et les pompiers ? N’aurait-elle pas préféré cacher tout ça ?
J’ai demandé à qui était présent à cette scène, en 2011, de me raconter ce qu’il avait vu. Son histoire fut qu’il s’agissait des cadavres de soldats de l’armée syrienne, tués et jetés dans la rivière par les mercenaires. De plus, comme le montre le documentaire, ils portaient tous le même uniforme. Suis-je en mesure de déterminer laquelle des deux versions correspond à la réalité ? Non. Et ne serait-ce pas journalistiquement plus correct de les présenter les deux ?
Quand, en mars 2011, il y eut les premières manifestations en Syrie, la frontière avec la Turquie était déjà presque fermée, à tel point que du côté syrien, elle n’était occupée que par des policiers ; en effet, du côté turc, il y avait l’armée qui faisait des contrôles très stricts et ne laissait passer personne sans être observé.
Après les premières manifestations publiques dans les villes syriennes, 45 000 mercenaires étrangers armés sont entrés en Syrie, en quelques semaines, depuis la frontière turque. Comment sont-ils entrés ? Qui les a fait entrer ? Qui leur a continuellement fourni des armes pendant neuf années successives ?
Définition du « mercenaire » : Soldat de métier qui, pour de l’argent, combat au service d’un Etat étranger, voire de groupes politiques ou économiques » (www.treccani.it).
Au service de qui sont les mercenaires qui ont dévasté la Syrie ? Qui les a payés et qui les paie encore ?
On parle de salaires de 2 000 US$ par mois. Faisons un calcul élémentaire, nous limitant-même au premier groupe de 45 000 combattants étrangers entrés à la frontière turque : 2 000 USD x 12 mois x 45 000 personnes = plus d’un milliard de dollars par an. En 9 ans, c’est plus de 9 milliards de dollars.
Qui a déboursé cet argent pour détruire la Syrie, renverser le régime et le remplacer ? Par qui voulaient-ils le remplacer ?
À cet égard, est-il vrai que « Pour la Syrie, le seul budget de la CIA était proche d’un milliard par année » ? Pourquoi, « Comme l’a confirmé Hillary Clinton dans son livre « Hard Choices », les États-Unis ont fourni « ordinateurs reliés par satellite, téléphones, télécaméras, ainsi que de la formation à plus d’un millier d’activistes, étudiants et journalistes indépendants », ceci sur le territoire syrien? (cf. Rick Sterling, Nascondere i fatti fondamentali su Aleppo: https://oraprosiria.blogspot.com/2020/02/un-documentario-bello-ma-ingannevole.html?m=1 ) [note du traducteur : l’auteur se réfère ici à une traduction en italien de l’article du journaliste d’investigation américain Rick Sterling, paru en décembre 2019, avec le titre « For Sama : A Beautiful Yet Deceptive Documentary That Betrays Reality in Syria » et le sous-titre « Hiding Basic Facts about Aleppo »]. Dans quel but un gouvernement étranger dépense-t-il un milliard de dollars par an pour financer des activistes, étudiants et journalistes qui s’opposent au gouvernement de leur pays ?
Pourquoi en tout cas deux documentaires syriens nominés aux Oscar (qui organise l’Oscar ?) contiennent uniquement des séquences vidéo d’attaques menées par l’armée syrienne soutenue par la Russie et aucune d’attaques de mercenaires ou d’autres armées étrangères en Syrie ?
S’il est vrai, selon le droit pénal international, que le régime syrien devrait payer pénalement pour les crimes commis contre la population, que devrait-il par contre arriver aux mandants des mercenaires qui ont dévasté des villes entières peuplées de millions d’habitants ? Un tribunal pénal international devrait-il également rechercher, trouver et punir ces mandants ? Ou bien non ? Ou bien sont-ils trop haut placés pour être punis ? Et alors, contentons-nous de punir seulement Assad ?
Et pourquoi faudrait-il punir d’abord Assad et ensuite seulement, peut-être, calmement, dans la meilleure des hypothèses, se mettre à chercher les mandants des crimes commis par les mercenaires ?
Il est possible que personne ne se soit demandé ce qu’il s’est passé dans les pays où – pour ne considérer que les 20 dernières années – un régime dictatorial a été renversé, directement ou par des mercenaires, pour être remplacé ? La Libye ne nous dit-elle rien ? Et l’Irak ? Et l’Afghanistan ? En vérité, y a-t-il quelqu’un de bon sens pour souhaiter que la Syrie subisse le même sort ?
Quelqu’un s’est-il demandé ce que la Syrie avait à voir avec les intérêts des plus grandes puissances mondiales ? Pourquoi ont-ils commencé à « s’occuper » de la Syrie ? Pourquoi la troisième guerre mondiale a-t-elle eu lieu en Syrie ?
Quelqu’un a-t-il remarqué que l’Irak et l’Afghanistan sont l’un à l’ouest et l’autre à l’est de l’Iran ? Et que la Syrie était le principal allié de l’Iran ?
Pourquoi les armées des plus grandes puissances mondiales sont-elles aujourd’hui sur le territoire de la Syrie ou pour renverser ou pour défendre le régime dictatorial syrien ? Et pourquoi personne ne le fait-il avec le régime dictatorial chinois ? Voulons-nous nous le demander ou non ?
Mais la vraie réponse est-elle que le faire en Syrie coûte moins cher que de le faire en Chine ? Que le faire en Syrie est à la portée des armées de la moitié du globe et que le faire en Chine serait impossible pour quiconque?
Est-il alors légitime de renverser de l’extérieur les régimes faibles et non les forts ?
Est-il vraiment licite de placer des blessés sous les décombres de bâtiments effondrés, pour ensuite les en retirer devant les caméras et raconter à quel point le régime a été cruel à bombarder son propre peuple? (C’est un fait éprouvé et démontré en Syrie). Personne ne remarque la similitude entre ces épisodes et ceux de 2003 relatifs aux armes chimiques en Irak ?
Et pourquoi ce genre d’opérations a-t-il lieu avec l’Irak et la Syrie et non avec la Chine?
Quelqu’un sait-il que cette bande organisée de mafieux, nommée ISIS, n’est pas née à l’improviste ? Quelqu’un sait-il que sur le sol syrien cette bande a été vaincue par les milices iraniennes et kurdes, et non par d’autres ? Quelles armées de l’OTAN combattent aujourd’hui contre les milices iraniennes et kurdes en Syrie?
Quelqu’un s’est-il posé la question de comment se fait-il que tous les mercenaires capturés par l’armée syrienne aient été confinés dans la province d’Idlib ? Quelqu’un s’est-il demandé pourquoi l’armée turque occupe la province syrienne d’Idlib, arme, finance et protège explicitement, ouvertement les mercenaires qui s’y trouvent ?
Quelqu’un sait-il que l’armée turque – au sein de l’OTAN – est la plus puissante après celle des États-Unis d’Amérique ? Savons-nous qu’elle pourrait se battre contre toutes les armées européennes réunies ?
Et puis quelqu’un se demande-t-il pourquoi, dans le drame de la population d’Idlib prise entre deux feux, tout le monde s’en prend à Assad et invoque le droit international contre lui et personne ne hausse la voix envers Erdogan?
Qui vend des armes à l’armée turque, elle qui bombarde la Syrie ? Qui a autorisé la vente d’armes à la Turquie pour 100 millions d’euros au cours de la dernière année ? S’agit-il d’une méprise des autorités italiennes ?
Y aura-t-il un endroit où un jour pourra se cacher la honte de ceux qui ont eu le « courage » d’extraire des milliards pris sur les deniers publics pour détruire tout un pays étranger, sans avoir trouvé le courage de montrer leur visage aux enfants, aux personnes âgées, aux familles de Syrie ?
Tant que nous ne nous poserons pas ces questions et n’en chercherons pas les réponses, nous nous contenterons de voir Assad derrière les barreaux.
Après Noriega, Milosevic, Saddam, Kadhafi, etc. …, en avant le suivant ! Jusqu’au jour précédent, ils étaient de grands chefs d’État respectés, ouverts à des intérêts et à des alliances opaques. Du jour au lendemain, ils furent taxés de dictateurs sanguinaires par la presse internationale.
Et, en attendant, les Syriens ne sont aujourd’hui pas mieux lotis qu’auparavant.
Le journalisme de masse nous a-t-il aidés à comprendre tout cela ?
Ils ont écrit dans toutes les langues qu’Assad a délibérément commis des crimes contre sa propre population, a délibérément fait évacuer les gens, les a bouclés à Idlib, bombardés et affamés. Quelqu’un s’est-il demandé qui continuait de garantir l’approvisionnement des fours en farine à des prix symboliques pendant neuf ans de guerre, même dans les zones contrôlées par les mercenaires ? Quelqu’un s’est-il demandé qui garantit aujourd’hui à la population syrienne de la farine, du sucre, du pain, du sel et autres aliments essentiels, du combustible pour le chauffage et du carburant pour les transports, à des prix symboliques, via une carte magnétique pour chaque famille ? Et, pour complément d’information, quelqu’un s’est-il demandé pour quelle raison stupide la même personne maintient en vie et, en même temps, tue sa propre population ? Sur qui continuera-t-il à régner quand il les aura tous exterminés ?
Répondons ! Mais attention : des réponses faciles à des questions complexes n’ont jamais aidé personne à comprendre.
Quelqu’un s’est-il demandé pourquoi le régime dictatorial syrien a-t-il activé ces derniers mois des groupes de pardon sur tout le territoire, invitant les différentes composantes de la société à en faire partie et demandant instamment aux chrétiens d’y participer, de par le rôle pacificateur qu’ils ont toujours eu dans la société syrienne? Et à cet égard, est-ce que quelqu’un sait que l’exode des réfugiés de Syrie vers l’étranger, provoqué par la guerre, a principalement concerné les chrétiens ? Sommes-nous vraiment sûrs que l’Occident souhaite pacifier le pays ?
Le journalisme de masse se demande quelles sont aujourd’hui les conséquences de l’embargo sur la population syrienne ? Le savons-nous, que les cas de cancer ont connu une augmentation exponentielle en Syrie pendant la guerre ? Que l’embargo empêche les patients cancéreux de se faire soigner de manière adéquate ? Savons-nous que l’embargo financier empêche les organisations humanitaires d’apporter des secours à la population syrienne, qui est à l’extrême limite de ses forces ?
Qui impose l’embargo à la population syrienne ?
Enfin, à qui profite tout ça ?
Des réponses faciles à des questions complexes n’ont jamais aidé personne à comprendre.
Il ne me reste qu’une réponse, celle d’un journaliste, Walter Lippmann : « Quand tout le monde pense la même chose, personne ne pense beaucoup ».